Dante et le problèmes chronologiques
Dante, dessiné par Luca Signorelli (environ 1500)
On ne peut pas faire correspondre tout simplement les dates anciennes de la Renaissance en Italie avec celles de la chronologie anno domini en usage de nos jours, car les distorsions sont trop évidentes. On peut penser que les cercles intellectuels de l’Italie du Nord, de Florence, Padoue ou Venise, utilisaient une datation bien à eux, avant que le Vatican n’impose la sienne, qui est le décompte des années après l’Incarnation du Christ, ou ère chrétienne telle que nous la connaissons. Cette façon de compter les années, probablement la plus ancienne en Italie, a dû fonctionner avec des dates entre 200 et 400, ce qui peut indiquer un nouveau commencement qui pourrait être rétrocalculé.
Si l’on ajoute (mille ans et) environ 2 siècles, on obtient des dates à peu près acceptables pour les événements et les personnes, et s’intégrant mieux à la Renaissance et à la Réforme. On parviendrait ainsi de 1250 à l’italienne, à 1450 dans notre chronologie anno domini. Je dois pourtant avouer que je n’ai pas encore trouvé de schéma facile pour transférer les dates italiennes en dates modernes.
Ainsi, il est encore incertain combien d’années il faudrait ajouter de plus si l’on voulait resituer Dante (traditionnellement né à Florence en 1265, et mort à Ravenne en 1321), et remettre Pétrarque et Boccace à leur véritable place dans le temps. Je propose la tentative suivante : fixer la date de la mort de Dante plutôt à la fin du 15ème siècle, ou au début du 16ème siècle, comme le prouvent par exemple son chef d’œuvre “ La Divine Comédie ”, ainsi que les croquis et bustes qui le représentent, et aussi la description de son “ deuxième enterrement ”.
Tout cela montre qu’il faut accepter l’idée d’un Dante plus tardif, autour de l’an 1500. Les rapports entre Dante et le début du 16ème siècle sont nombreux. Dans la partie “L’Inferno”, il décrit les immenses flots de pèlerins et les grosses sommes d’argent à Rome, en l’année du Jubilée (que l’on date aujourd’hui de “1300”), alors que ce ne sera imaginable qu’en 1450 ou 1500, pour cause de manque des bâtiments à l’époque.
Un autre exemple: Dans le premier chant de “ L’Inferno ”, Dante met l’accent sur la plaie à la jambe, symbole du péché ou de l’ignorance ; dans un tableau attribué au peintre Hieronymus Bosch (“ L’Adoration des Rois Mages ”), cette plaie a été représentée, et mise en rapport avec le réformateur Martin Luther qui a laissé une plaie ouverte sur sa jambe pendant des années pour éliminer des poisons.
Dante, peint par Giotto (siècle XIII)
Ce qui frappe, en comparant les descriptions textuelles de Dante et les images peintes de Bosch concernant le “ Jugement Dernier ”, par exemple, c’est qu’elles se présentent dans un contexte historique et spirituel si semblable qu’il paraît évident qu’elles datent de la même époque. Les statues en bronze bien connues et les esquisses de portraits que des artistes italiens réalisèrent de Dante vers 1500, montrent le poète non pas idéalisé, mais aussi vivant et expressif que si on les avait faits du vivant de Dante.
Le portrait du vieux Dante de Luca Signorelli daterait d’environ “ 1500 ”. Le masque de mort de Dante est considéré actuellement comme étant un faux – la raison principale en serait la datation tardive. Le tombeau de Dante en marbre fut érigé en 1483, lors de son “ deuxième enterrement ”, comme on dit, mais il tomba en ruine et fut seulement restauré en 1865, à l’occasion du prétendu 600ème anniversaire de naissance du poète, quand on “ découvrit ” ses ossements dans une cassette en bois dans un monastère franciscain à Ravenne. Tout cela peut sembler volontairement très nébuleux.
La masque de mort de Dante
Un connaisseur qui s’intègre à cette époque-là, ressent les véritables relations historiques, comme Gertrude de Schwarzenfeld : “ A cette époque (1519), le grand chancelier Gattinara, un élève de Dante, écrit… ” (p. 65) : on n’est pas élève d’un homme qui est mort depuis deux cents ans. Ou bien, la comparaison qu’elle fait entre Joachim de Flore (“ 13ème siècle ”), Hildegard de Bingen (même époque) et les gravures sur bois de Dürer sur l’Apocalypse (après 1500) : “ Signes caractéristiques d’une époque qui attendait du nouveau ” (p. 70). S’il y a quelque chose comme les signes caractéristiques d’une période, c’est que bien évidemment ils sont de la même époque. Le théologien Erasme aurait encore formulé dans ses prières: “ Saint Socrate, priez pour nous! ” (ibidem), alors que Ficino aurait traduit en latin pour le pape Léon (X) les textes du Aéropagite (prétendus contemporains de St Paul), qu’il avait peut être lui-même transposé en grec, à partir d’un original d’inspiration évidente soufie?
En même temps que Dante, cet immortel créateur de la langue italienne, tous les autres poètes comme Pétrarque et Boccace, mais aussi Marco Polo, etc., glissent vers les années “ Cinquecento ” (16ème siècle). Vous pouvez lire plus à ce sujet dans mon nouveau livre “ Kalendersprung ” (Les sauts du calendrier).
Récemment, en lisant un court texte de Vladimir Ivanov (Moscou) publié dans l’annexe A du livre connu de Grishin et Melamed “ The Medieval Empire of the Israelites ”, j’ai pu constater que ses révélations sur la personne du poète italien Dante sont à peu près identiques aux miennes (cf. “ Kalendersprung ”, 2006, p. 248 et suivantes). C’est pourquoi je joins ici un commentaire critique de ma part sur quelques-unes de ses positions.
Ivanov en vient à la conclusion que les dates de vie du poète Dante ne sont réalistes que deux cents ans environ après celles habituellement fixées (ce qui correspond ainsi à nos 15ème et 16ème siècles). Les manipulations autour de cette transposition ont eu lieu à une époque récente comme le 19ème siècle, elles sont liées à la libération et à l’unification de la nation italienne. Rappelons-nous que Garibaldi venait tout juste d’unifier l’Italie et de choisir Florence comme capitale en 1865. Au même moment, on se créa un poète national dont on fêtait le 600ème anniversaire de naissance. Cela semble typique de l’époque, et correspond à d’autres mesures semblables prises par les nouvelles nations de l’Europe. Les conséquences qu’en tire Ivanov ressemblent aux résultats de mes propres recherches. Il me faut cependant faire la remarque que dans l’une des phrases cryptiques d’Ivanov sur la falsification des “ Carmina Burana ” (p. 439), je vois mes propres pensées exprimées. (Il faut ajouter ici que la traduction du russe en anglais par ordinateur est souvent remplie de fautes et devient incompréhensible, ce qui peut conduire à des malentendus).
Je trouve particulièrement intéressants les passages d’Ivanov qui traitent de la “ Divine Comédie ” de Dante. Non seulement, nous nous doutions déjà que cette oeuvre avait été écrite au 16ème siècle, car elle présente beaucoup de points communs avec la pensée de cette époque, mais aussi elle n’en a pratiquement aucun avec celle du 14ème siècle. Le fait surprenant est également que ni Nicolas Cusanus, ni Lorenzo Valla, ne mentionnent Dante de quelque façon que ce soit ! On pourrait l’expliquer parce que Dante utilise la langue populaire (il volgare) à la place du latin des gens instruits : de ce fait, il aurait été indigne d’être cité. Ou bien que lui, en tant qu’adversaire ouvert de l’Eglise (qu’il qualifiait de “ prostituée ”), n’avait pas eu le droit d’être mentionné ; mais cela nous indique aussi quelque chose d’important : Appeler l’Eglise “ une prostituée ” comme le fait Dante, est une expression typique de Martin Luther, et cela n’aurait guère été imaginable avant 1517. Ainsi Ivanov (p. 436) fixe la date du décès de Dante “ vers 1520 ”, ce qui est très proche de mon opinion personnelle. De plus, sa façon de voir en Nicolas Machiavel (mort en 1527) le premier qui ait mentionné Dante – et l’a même nommé “ l’un de ses compatriotes ” – est plus qu’intéressante. Si Ivanov avait cité la source précise, son article aurait autant plus de valeur pour les chercheurs scientifiques.
Comme il y a des éditions imprimées de la “ Divine Comédie ” en Italie depuis 1472, ce qu’Ivanov écrit lui-même, on devrait aussi pour de bonnes raisons douter de ces dates. Dans mes livres antérieurs, j’ai déjà dû reporter au moins d’une génération la parution d’œuvres imprimées – concernant surtout des sujets astronomiques – avec des dates vénitiennes si précoces.
Tout devient plus compliqué si l’on regarde à la loupe les explications d’Ivanov sur les étoiles dans la “ Divine Comédie ”. Bien sûr, Dante n’a pas disposé les étoiles dans son épopée de façon arbitraire, mais on peut toujours discuter si l’on peut vraiment les identifier au ciel. Ivanov à raté dans cette entreprise.
(Je discute la dates astronomique de la Comedia divina dans un autre article voici)
Une autre réflexion qui m’est venue en lisant l’article d’Ivanov concerne sa thèse (p. 438) que “ l’Argo ”, ce fameux navire des Argonautes, “ n’a été mentionné nulle part dans le monde avant Shakespeare ” (17ème siècle), ce que je tiens pour absurde, parce que les Classiques grecs et latins, Homère inclus, s’appuyaient sur la connaissance de cette légende des Argonautes chez leurs auditeurs. Mais je m‘aperçus alors seulement qu‘un indice temporel se trouvait chez Dante lui-même.
Dans le dernier chant de la grande épopée (III, 33, 32), Dante écrit ces vers:
“ Un seul instant suffit pour effacer
encore plus ma vision que vingt-cinq siècles n’ont effacé l’entreprise
que fit admirer à Neptune l’ombre d’Argo. ”
On pourrait concevoir ces 2500 années comme la distance entre l’époque de Dante et l’expédition des Argonautes, ce qui paraît vraisemblable – si l’on situe Homère en accord avec la chronologie moderne dans le 8ème siècle avant notre ère et les Argonautes un peu avant cette date. Ce qui est frappant, c’est que cela s’accorde bien avec la chronologie moderne qui, évidemment, était inconnue d’un poète du 14ème siècle, mais le dévoile comme étant du 16ème siècle. Ivanov ne l’avait pas remarqué, mais j’avoue que sans son argumentation concernant l’Argo, ce vers ne m’aurait pas frappé.
(Les citations anglaises sont tirées de l’annexe d’Ivanov et ont été traduites par nous-même. Les vers de Dante sont traduits en utilisant l’édition française de la “ Divine Comédie ” par Hachette de 1908).
Traduction française par Karin Wagner et François de Sarre.