L’année fantôme des Amazighs
Ilya U. Topper, Janvier 2014
Assegwass Ameggaz! Bonne année! Cette expression en Tamazight est employée de nos jours dans une grande partie du Maghreb: de la Kabylie à Agadir et Melilla. De partout où vivent les Amazighs (Berbères) ils sont conscients de leur culture ancienne, alors que celle-ci fut proscrite un siècle durant. C’est à cause de cette interdiction que l’on nomme aujourd’hui le Maroc: “pays arabe”.
Célébrer publiquement le Nouvel An est devenu il y a une décennie – voire deux en Algérie – l’un des symboles de la revendication culturelle. Et cela non sans raison: cette date est l’un des éléments qui caractérisent le mieux cet ancien patrimoine historique de la culture amazighe dans le cadre de l’histoire du monde.
Mais quelle date choisir? Le 13 janvier ou 14 janvier? Une grande partie des Amazighs vivant à l’étranger – principalement en France, au Canada … mais aussi en Espagne – suivent la tradition algérienne de Kabylie: ils tiennent à ce que la date du 13 Janvier dans le calendrier européen actuel soit le premier jour de l‘année berbère. Pourquoi? En fait, ils ne savent pas. C’est une tradition.
KalenderblattLe calendrier paysan «fellahi» au Maroc n‘est rien de plus que l‘ancien calendrier Julien. Le secret se résout de lui-meme lorsqu’on achète dans une papeterie marocaine l‘ éphéméride ou on peut effeuiller chaque jour le calendrier. (Ainsi nous lisons au recto de ce dernier une phrase tour à tour édifiante, pieuse ou même une blague). Tous les almanachs marocains indiquent trois dates différentes. Le premier est la date du calendrier européen, aujourd’hui presque universelle, appelé Grégorien, qui a été promulgué par le pape Gregor XIII en 1582. Le second est celui de l’année lunaire islamique au Maroc rarement utilisé que pour les festivités religieuses (car il y a seulement 354 jours et se déplace à travers l’année solaire et n‘est pas lié au cycle des activités saisonnnieres). Le troisième est simplement marqué avec le mot «fellahi» ou paysan. Et dans ce calendrier, le Nouvel An, c’est à dire le 1 Janvier, tombe le 14 Janvier Grégorien. (A propos des détails concernant la façon dont le calendrier Julien et Grégorien se sont éloignés, voir notre article «L’Origine des Calendriers»).
Ce calendrier «paysan» est utilisé dans une grande partie du Maroc, particulièrement dans les regions rurales et montagneuses – tout le territoire amazigh – jusqu’à aujourd’hui, bien que la plupart des gens savent qu’ils doivent ajouter 13 jours pour s’accorder avec les dates utilisées dans la ville. Il n’y a sinon guère plus de différences: les mois comportent le même nom: yennayer, febrair, mars, ibrin, mai, nunio, yulius, ghusht, shutamber, ktober, nowamber, dujanber. Avec la même distribution de 30 et 31 jours, les 28 jours de février et l’année bissextile tous les quatre ans.
Pour tout observateur, il devient clair que le calendrier «fellahi» correspond en fait au calendrier Julien, tel qu‘il a été introduit par Jules César, et utilisé tout au long de l’Empire Romain – y compris au Maroc, bien sûr – et adopté dans toute l’Europe, où il a seulement été déplacé dans les derniers siècles: la Russie a cessé de l‘utiliser après la Révolution de 1917. Les principales branches de l’Eglise orthodoxe l‘utilisent jusqu’à aujourd’hui.
Mais les Amazighs du Maroc forment la seule société au monde qui continue l’usage du calendrier publié par les Romains, non associée à un rite liturgique mais comme une habitude quotidienne. Un échantillon culturel, la conservation tenace d’un élément de la civilisation à travers les siècles, contre toute attente, sans Etat ou un clergé, probablement depuis la chute de Rome. On a certainement raison de réclamer fièrement la survie et la renaissance de la culture amazighe. Ce serait la raison … malgré la pratique précisément de ceux qui l’utilisent pour célébrer cette culture.
La «ère de Sheshonq» qui constitue la base de la revendication est probablement une invention européenne des années 1960 ¡Asseggwass Ameggaz 2964! C‘est ce que nous lisons aujourd’hui et demain dans presque toutes les affiches: Happy New Year 2964. Mais 2964? D’où vient cette date? Si on les demande, ils nous disent qu’il s’agit de «l’ère de Sheshonq», un pharaon égyptien d’origine libyenne, ou berbère.
DjedadubenAd Le roi Salomon entre homme et Yin. Dessin de Uwe Topper
Il suffit juste gratter un peu pour se rendre compte que cet âge supposé n‘est rien de plus qu’une invention, d’après nos estimations dans les années soixante, par un savant en France, sans aucun fondement. L’almanach marocain n‘apporte aucune date. Au Maroc – et rien ne donne à penser qu‘en Kabylie il serait différent – personne ne sait rien sur les pharaons égyptiens. On parle de Yedad ou ben Ad, l’ancêtre mythique des Amazighs, le roi des Yins et des hommes, qui a vécu mille ans et a régné sur mille villes, pendant si longtemps que même le roi Salomon le connaissait. Néanmoins aucune date nous est donnée. (Voir: Uwe Topper, Contes populaire berbères, Miraguano 1988). De tous les pays du monde aucune légende populaire offre de dates. Si elle le fait, il est historiographique.
Et une historiographie dans laquelle l’invention de «l’ère Sheshonq» est basée sur la chronologie européenne. Les égyptologues depuis Howard Carter ont laborieusement jugé les dates, avec des querelles parfois concernant des siècles entiers, jusqu’à trouver un consensus – temporaire – qui situe un tel Sheshonq au Xe siècle avant JC. Certes, lorsque l’invention a été faite, il y avait encore de légères différences par rapport à aujourd’hui, parce que l’année zéro de l’ère présumée était à -950, soit cinq ans avant ce qui est maintenant supposé comme étant la première année du Pharaon, bien que tous les égyptologues savent que demain vous pouvez à nouveau changer le consensus.
Il est frappant que les descendants d’un peuple si solidement ancrés dans l’histoire ont été en mesure de garder le calendrier romain inchangé jusqu‘à ce jour, mais maintenant ces derniers voient la nécessité de lier leur tradition la plus authentique à la jonglerie des archéologues et les traditions européennes.
Réinventer l’histoire elle-même et se lier au passé lointain est la façon habituelle d‘une idéologie nationaliste. Célébrer une année 2964 ne vaut pas mieux que d’utiliser un chiffre quelqonque depuis la chute du Seigneur des Anneaux ou d‘un autre roman fantastique. C‘est un jeu de rôles libre. Mais assimiler la culture amazighe à un jeu de rôles dévalorise ce qui est authentique. Cette culture est de plus précieuse: une tradition qui nous met en contact direct avec la période romaine (non seulement par leur calendrier, mais aussi grâce à des emprunts dans leur vocabulaire, les rituels, les festivals) est une mine d’or pour connaître notre propre histoire à travers la perseverance des Amazighs. Il cesse d‘exister si les dates fantômes glissent.
Il ne s’agit pas d‘un cas unique: réinventer librement et vieillir l’histoire le plus possible par d’anciens symboles est une façon habituelle pour tout nationalisme qui se respecte. Bien sûr, tous les âges, de tous les calendriers ont été inventés de la même manière: on ne commence à compter les années à partir de la naissance de Jésus-Christ qu‘à un long millénaire plus tard (ou plutôt l’inverse: on a fixé la naissance d’un tel Jésus-Christ quand on a commencé à utiliser cette époque), on ne comptait pas les jours après la destruction du temple de Jérusalem, aucun Romain a commencé à faire des marques sur le mur après la fondation de Rome, et bien sûr il s’est passé un siècle avant qu‘on juge nécessaire de fixer une date par hasard dans la vie d’un Muhammad pour compter les années lunaires.
Mais une copie de l’égyptologie européenne inventant une chronologie amazighe n’a pas de style ou de classe. Ils ne l‘ont même pas l‘appelé «année d‘Ad, mère du roi Yedad»!
Si vous souhaitez conserver la valeur extraordinaire du calendrier amazigh, il faut l‘utiliser dans sa forme vivante, soit avec le Nouvel An au 14 Janvier, pas le treize. Pourquoi ne pas 13? Depuis que le calendrier Julien intercale le 29 Février tous les quatre ans, ne manquent jamais, et le Grégorien omet le jour ajouté trois fois en 400 ans – en particulier dans les années 1700, 1800 et 1900 mais pas en 2000 – les deux calendriers s’éloignent d‘un jour chaque siècle, à l’exception du récent tournant du millénaire. Autrement dit, tout au long du XXe et du XXIe siècle, le 1 yennayer est égale au 14 janvier, mais tout au long du XIXe il était correspondait au 13 (et tombera le 15 à partir de 2100). Le jour bissextil est à blâmer pour la différence.
Il est facile de deviner que le calendrier Julien est tombé en désuétude en Algérie dans le courant du XIXe siècle – après la colonisation française de 1830 – et que seule la fête du Nouvel An, maintenant associée à une date Grégorienne, a été préservée. (La même chose se passa entre les Kurdes de Turquie, on m’a dit: il y a des jeunes gens qui se souviennent d’une grande fête le 13 Janvier, mais ils ne savent plus pourquoi).
Cette année, en Kabylie de nombreux événements festifs ont même eu lieu le 12 janvier, mais il n‘est pas tout à fait clair que ce soit le jour de la veille – aussi en Europe, les célébrations sont faites le 31 décembre – ou si parce qu‘on applique le calendrier qui a été abandonné au XVIIIe siècle et ne pouvait même pas etre mis à jour en 1900, chose moins plausible.
Une confusion de la date du Nouvel An avec les vêpres est plus probable: personne ne se souvient aujourd’hui en Kabylie que ce festival correspond à un calendrier réel. Personne utilise les dates du calendrier Julien sur leur site, comme une alternative à la Grégorienne. On a affirmé d‘adopter «Yennayer» comme une fête nationale, mais on a oublié ce que signifie Yennayer. Garder le 13 janvier est un détail historique intéressant, mais il est une impasse. La valeur du calendrier historique et historiographique réside précisément en ce que l’on utilise en permanence dans cette histoire, ici, et qu’il reste vivant.
Calendrier Amazigh au Maroc pour l’an 2003 (avec sequence des jours Gregorien)
Ilya U. Topper, Istanbul en janvier 2014. Traduction par M.B.